CHAPITRE 21

Le louveteau était déjà à moitié adulte, mais tellement affaibli qu’il n’avait pas la force de se tenir debout, aussi, pour le sortir de la tanière, Polgara fit-elle comme toutes les louves depuis le commencement du monde : elle le prit par la peau du dos, entre ses dents.

— Va au-devant des autres, ordonna-t-elle à Garion. Dis-leur d’attendre pour approcher que j’aie eu le temps de parler à notre petite sœur. Remplis un sac de nourriture, mets-en autant que tu pourras en transporter, et reviens ici.

— Oui, Tante Pol.

Il retourna vers la route de sa démarche souple, reprit forme humaine et attendit ses amis.

— Nous avons un petit problème, leur annonça-t-il quand ils l’eurent rejoint. Il y a une femelle blessée par là, dans les bois. Elle meurt de faim et elle a un jeune avec elle.

— Un bébé ? s’exclama Ce’Nedra.

— Pas tout à fait, répondit-il en s’approchant des chevaux de bât et en fourrant hâtivement de la viande et du fromage dans un solide sac de toile.

— Mais tu as dit…

— C’est un louveteau, Ce’Nedra. La femelle est une louve.

— Hein ?

— Une louve. Elle s’est pris la patte dans un piège. Ça l’empêche de courir, donc de chasser. Elle va venir avec nous, au moins jusqu’à ce que sa patte soit guérie.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais. Nous l’emmenons avec nous, un point c’est tout. Durnik, tu pourrais trouver un moyen de la transporter sans que les chevaux deviennent fous ?

— Je vais bien inventer quelque chose, répondit le forgeron.

— Vous croyez vraiment que c’est le moment de voler au secours de la veuve et de l’orphelin ? demanda doucement Sadi.

— Oui, répondit Garion en refermant le haut du sac. Je le crois vraiment. Il y a une colline, au milieu de ces bois. Restez de ce côté-ci jusqu’à ce que nous ayons réussi à la persuader que nous ne lui voulons aucun mal. Il y a de l’eau, là-bas, mais elle est trop près de sa tanière. Il va falloir que nous attendions un peu pour abreuver les chevaux.

— Pourquoi es-tu en pétard comme ça ? s’étonna Silk.

— Si j’avais le temps, je rechercherais l’homme qui a tendu ce piège et je lui casserais la jambe. En plusieurs endroits. Il faut que j’y retourne, maintenant. Ils ont très faim, son petit et elle.

Il jeta le sac par-dessus son épaule et repartit à grands pas. Il savait que sa colère était irrationnelle et s’en voulait d’avoir envoyé promener Ce’Nedra et ses amis, mais il n’y pouvait rien. La résignation avec laquelle la louve acceptait la mort de son compagnon – et la sienne – lui brisait le cœur, et seule la hargne l’empêchait de fondre en larmes.

Il eut toutes les peines du monde à transporter le sac, une fois qu’il eut changé de forme. Il était obligé de lever très haut la tête, sans quoi son fardeau aurait traîné par terre et l’aurait déséquilibré, mais il poursuivit vaillamment son chemin.

Il retrouva Polgara et Belgarath en train de bavarder avec la louve blessée, auprès de sa tanière. Elle les écoutait docilement, mais son regard trahissait son scepticisme.

— Elle ne peut accepter cette idée, déclara Polgara.

— Elle vous prend donc pour des menteurs ? demanda Garion en laissant tomber le sac à terre.

— Les loups ne connaissent pas ce mot. Mais elle pense que nous nous trompons. Il va falloir que nous lui montrions. Elle t’a rencontré en premier, alors elle a peut-être plus confiance en toi. Reprends forme humaine. De toute façon, tu auras besoin de tes mains pour dénouer le haut du sac…

— Très bien.

Il évoqua son image humaine et se métamorphosa.

— Comme c’est remarquable, fit la louve, stupéfaite.

Belgarath lui jeta un regard acéré.

— Pourquoi as-tu dit ça ? demanda-t-il sèchement.

— Le vénérable chef ne trouve pas ça remarquable ?

— Moi, j’y suis habitué. Mais pourquoi notre petite sœur a-t-elle choisi cette expression entre toutes ?

— C’est la première qui m’est venue à l’esprit. N’étant pas chef de meute, je n’ai nul besoin de choisir mes mots avec soin pour préserver ma dignité.

Garion ouvrit le sac et déposa la viande et le fromage par terre, devant elle. Elle se mit à dévorer. Il s’agenouilla à côté du louveteau affamé et lui donna à manger, en faisant attention à ne pas se faire mordre les doigts par ses dents pointues comme des aiguilles.

— Donne-lui de tout petits morceaux, qu’il ne se rende pas malade, l’avertit Polgara.

Lorsque la louve fut rassasiée, elle se traîna jusqu’à la source qui murmurait entre deux pierres et but longuement. Garion prit le louveteau dans ses bras et l’y emmena pour qu’il puisse se désaltérer à son tour.

— Celui-ci n’est pas comme les autres deux-pattes, observa la louve.

— Non, acquiesça-t-il. Pas tout à fait.

— Est-il apparié ? demanda-t-elle.

— Oui.

— À une louve ou à une deux-pattes ?

— À une femelle de cette espèce, répondit-il en se tapotant la poitrine.

— Ah. Et elle chasse avec lui ?

— Nos femelles n’ont pas pour coutume de chasser.

— Ces créatures doivent être bien inutiles, commenta la louve avec un reniflement dédaigneux.

— Pas toujours.

— Voilà Durnik, annonça Polgara. Les autres membres de notre meute vont venir en cet endroit, petite sœur, dit-elle à la louve. Ce sont les deux-pattes dont je parlais. N’aie pas peur d’eux, car ils sont comme celui-ci, fit-elle en pointant le nez vers Garion. Notre chef, que voici, et moi-même allons nous aussi changer de forme. Les bêtes qui sont avec nous ont peur des loups, or il faudrait qu’elles boivent de ton eau. Serais-tu d’accord pour suivre celui qui t’a donné à manger afin que nos bêtes puissent s’abreuver ?

— Faites à votre convenance, répondit la louve.

Garion s’éloigna de la source, la louve blessée sur les talons, le louveteau dans les bras. La petite bête leva la tête, lui donna un coup de langue sur le nez et s’endormit.

Durnik et Toth dressèrent les tentes près de la source pendant que Silk et Essaïon faisaient boire les chevaux, les emmenaient un peu plus loin dans les bois et les attachaient à des piquets.

Au bout d’un moment, Garion ramena la louve méfiante vers le feu.

— Il est temps que notre petite sœur fasse connaissance avec les autres membres de notre meute, lui annonça-t-il, car c’est maintenant la sienne.

— Tout ceci n’est pas naturel, dit-elle nerveusement en traînant la patte à côté de lui.

— Notre petite sœur n’a rien à craindre de ceux-ci, lui assura-t-il. Et vous, ne bougez surtout pas. Elle va vous flairer l’un après l’autre afin de pouvoir vous reconnaître par la suite. N’essayez pas de la toucher, et quand vous parlerez, n’élevez pas la voix. Elle est encore très craintive.

Il mena la louve parmi ses amis assis autour du feu pour qu’elle puisse les humer à tour de rôle.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Ce’Nedra comme la louve reniflait sa petite main.

— Les loups n’ont pas de nom.

— Enfin, Garion, il va bien falloir que nous lui en donnions un. Je peux prendre son petit dans mes bras ?

— Elle préférerait sûrement que tu n’y touches pas pour l’instant. Attends d’abord qu’elle s’habitue à nous.

— C’est la compagne de celui-ci, fit la louve. Elle porte son odeur.

— Oui, confirma Garion.

— Elle est toute petite. Je comprends maintenant pourquoi elle ne peut chasser. Est-elle adulte ?

— Oui, elle est adulte.

— A-t-elle déjà mis bas ?

— Oui.

— Combien de petits ?

— Un.

— Un seul ? releva la louve avec un reniflement. J’en ai eu jusqu’à six, une fois. Tu aurais dû choisir une compagne plus forte. Je suis sûre que c’était la petite dernière de sa portée.

— Que dit-elle ? demanda Ce’Nedra.

— Oh, c’est intraduisible, mentit Garion.

Lorsque la louve se fut un peu habituée à eux, Polgara fit bouillir des herbes dans un petit chaudron, les mélangea avec du savon et du sucre pour en faire une sorte de pâte, appliqua cette mixture sur sa blessure et lui enveloppa la patte dans un linge blanc, propre.

— Essaie, petite sœur, de ne pas y toucher. Ça n’a pas bon goût et il faut que ça reste sur la plaie pour qu’elle guérisse.

— Grande est notre reconnaissance, répondit la louve. Et voilà qui est bien réconfortant, observa-t-elle en regardant les flammes qui dansaient dans le feu.

— C’est aussi notre avis, approuva Polgara.

— Ceux de cette race sont très habiles avec leurs pattes de devant.

— Nous en sommes assez contents, en effet.

Elle prit le louveteau qui dormait dans les bras de Garion et le nicha à côté de sa mère.

— Nous allons dormir, maintenant, décida la louve.

Elle posa le museau sur le dos de son petit dans une attitude protectrice et ferma les yeux.

Durnik fit signe à Garion de le suivre un peu à l’écart.

— Je crois avoir trouvé un moyen de les emmener avec nous sans que les chevaux meurent de peur, annonça-t-il. Je vais leur faire une sorte de litière que nous attacherons au bout d’une corde assez longue pour que leur odeur ne parvienne pas à nos montures, et je leur mettrai dessus une vieille couverture de cheval. Ces pauvres bêtes ne seront peut-être pas très rassurées au début, mais elles finiront bien par s’y habituer. Maintenant, Garion, reprit-il en le regardant gravement, dis-moi pourquoi nous faisons ça ?

— Je ne pouvais pas supporter l’idée de les laisser ici, tous les deux. Ils seraient morts avant la fin de la semaine.

— Tu es bon, Garion, fît simplement le forgeron en lui mettant la main sur l’épaule. Tu es aussi droit que brave.

— Je suis sendarien, répondit-il avec un haussement d’épaules. Nous sommes tous comme ça, nous, les Sendariens.

— Tu n’es pas vraiment sendarien, tu sais bien.

— J’ai été élevé comme ça, et c’est tout ce qui compte, pas vrai ?

Le lendemain matin, Durnik fabriqua pour la louve et son petit une litière dotée de longs bras et très basse sur le sol, afin qu’elle ne risque pas de se renverser.

— L’idéal aurait été de la munir de roues, avoua-t-il, mais je n’en ai pas sous la main, et c’est trop long à faire.

— Je passerai le prochain village au peigne fin, lui promit Silk. J’y trouverai peut-être une voiture.

Es repartirent, d’abord au ralenti, puis, quand ils furent sûrs que la litière suivait sans problème sur la terre humide de la route, ils pressèrent l’allure.

— Il y a une assez grande ville droit devant, annonça Silk qui consultait une carte tout en avançant. Je pense que nous ferions bien de réactualiser nos informations. Qu’en dites-vous, Belgarath ?

— J’en dis que je voudrais bien savoir pourquoi vous ne pouvez pas vous empêcher d’entrer dans toutes les villes que nous voyons, rétorqua le vieux sorcier.

— Je suis un oiseau des villes, répliqua le petit Drasnien d’un ton grandiloquent. J’ai besoin de mettre les pieds de temps en temps sur le pavé, c’est viscéral. Et puis, nous aurons besoin de provisions. Les loups de Garion mangent comme quatre. Je vous suggère de faire le tour du patelin. Nous vous rattraperons un peu plus loin, sur la route.

— Comment ça, nous ? souligna Garion.

— Je pensais que tu venais avec moi, non ?

— Ben voyons ? soupira-t-il. Enfin, ça vaut peut-être mieux. Tu n’arrêtes pas de t’attirer des ennuis quand tu es livré à toi-même.

— Moi, des ennuis ? se récria vertueusement Silk.

— Je vous accompagne, décréta Zakath en se grattant les joues à deux mains. Je ne dois plus beaucoup ressembler à l’homme dont le profil orne les pièces de monnaie. Comment pouvez-vous supporter ça ? demanda-t-il en regardant Belgarath d’un œil noir. J’ai l’impression que je vais devenir fou tellement ça me démange.

— Vous vous y ferez, répondit le vieux sorcier. Moi, si ça ne me grattouillait pas la figure, j’aurais l’impression qu’il me manque quelque chose.

La ville se révéla n’être qu’une foire qui avait été un jour entourée de murailles. Elle était juchée en haut d’une colline et ceinte d’épais remparts aux angles parés de tours de guet. L’endroit paraissait gris et sinistre sous les nuages qui ne se levaient jamais à Darshiva. Les portes n’étant pas gardées, Silk, Garion et Zakath entrèrent sans plus de façon et suivirent une rue déserte, les sabots de leurs chevaux claquant sur les pavés.

— Voyons s’il y a quelqu’un, suggéra Silk. Et s’il n’y a personne, voyons quels magasins nous allons piller.

— Vous ne payez jamais rien, Silk ? demanda Zakath, un peu sèchement.

— Pas quand je peux faire autrement. Quel honnête marchand laisserait passer une occasion de voler un confrère ?

— Vous saviez, Garion, que ce petit bonhomme était pourri jusqu’à la moelle ? s’informa l’empereur de Mallorée.

— C’est un soupçon qui nous effleure parfois.

En tournant au coin d’une rue, ils virent un groupe d’hommes en blouse de toile qui chargeaient une voiture sous les ordres d’un gros bonhomme ruisselant de sueur.

— Où sont passés tous les habitants, l’ami ? lui demanda Silk en retenant sa monture.

— Ils sont partis. Ils ont fui vers Gandahar ou la Dalasie.

— Tiens donc ! Et pourquoi ça ?

— D’où sortez-vous, étranger ? Vous ne savez pas qu’Urvon arrive ?

— Ah bon ? Première nouvelle !

— Tout le monde sait ça, à Darshiva.

— Zandramas va l’arrêter, décréta Silk avec confiance.

— Zandramas n’est pas là. Hé, faites attention à cette caisse ! aboya soudain l’obèse. C’est fragile, ces trucs-là !

— Où est-elle, alors ? demanda Silk en s’approchant. Zandramas, je veux dire ?

— Ça, j’en sais rien, et je m’en fous, rétorqua le gros plein de soupe en s’essuyant le visage avec un mouchoir crasseux. Elle n’a apporté que des problèmes à Darshiva depuis qu’elle a pris le contrôle de la région.

— Vous n’avez pas intérêt à parler comme ça devant les Grolims.

— Les Grolims ! éructa l’obèse. Ils ont été les premiers à détaler. L’armée d’Urvon en fait des feux de joie, de vos Grolims !

— Et pourquoi Zandramas serait-elle partie au moment où on envahissait son pays ?

— Bien malin qui pourrait le dire. Entre nous, étranger, reprit l’homme un ton plus bas, en regardant autour de lui d’un air méfiant, je pense qu’elle est folle. Elle a tenu une drôle de cérémonie à Hemil. Elle a planté une couronne sur le crâne de je ne sais quel archiduc melcène et elle a décrété qu’il était empereur de Mallorée. Que Kal Zakath lui mette le grappin dessus et je vous parie qu’elle perdra la tête pour de bon, et en vitesse.

— Pari tenu, acquiesça tout bas Zakath.

— Il paraît qu’après elle a fait un discours, au Temple de Hemil, reprit l’obèse. Elle a proclamé que le jour était proche. Les Grolims de toutes les obédiences racontent les mêmes sornettes depuis que j’ai des oreilles pour entendre, ajouta l’homme avec un sourire entendu. L’ennui, c’est qu’ils parlent tous d’un jour différent. Enfin, elle est passée par ici, il y a quelque temps, et elle nous a annoncé qu’elle allait à l’endroit où le Nouveau Dieu des Angaraks devait être choisi. Elle a levé la main et elle a dit comme ça : « Et voilà le signe que je l’emporterai. » Ça m’a drôlement secoué, sur le coup, je vous prie de le croire : elle avait des lumières qui tournicotaient sous la peau. J’ai d’abord cru que c’était du sérieux, mais mon ami l’apothicaire qui tient l’échoppe juste à côté de la mienne, m’a rappelé que c’était une sorcière et qu’elle pouvait faire voir ce qu’elle voulait aux gens. Ça expliquerait tout.

— Elle n’a rien dit d’autre ? insista Silk.

— Seulement que son Nouveau Dieu apparaîtrait avant la fin de l’été.

— Eh bien, espérons qu’elle dit vrai. Peut-être qu’après les choses se tasseront.

— Ça, j’en doute, répondit le gros bonhomme d’un air mélancolique. Pour moi, nous ne sommes pas sortis de la mouise.

— Elle était seule ? demanda Garion.

— Non, elle était avec son empereur bidon et ce Grolim aux yeux blancs du Temple de Hemil. Celui qu’elle traîne partout comme un singe dressé.

— Personne d’autre ?

— Non. Ah si, elle était accompagnée d’un petit garçon. Je ne sais pas où elle l’a péché, celui-là. Juste avant de partir, elle nous a dit que l’armée d’Urvon le Disciple arrivait. Elle a ordonné à toute la population de quitter la ville pour lui barrer la route, puis elle est partie par là, fit-il en indiquant le couchant. Eh bien, on s’est regardés un moment, mes amis et moi, et chacun s’est jeté sur ce qu’il avait de plus précieux avant de filer comme l’éclair. On n’est tout de même pas assez bêtes pour essayer de se mettre en travers d’une armée en mouvement, quelle que soit la personne qui en donne l’ordre.

— Comment se fait-il que vous soyez encore là ? s’étonna Silk.

— C’est ma boutique, geignit le bonhomme. J’ai travaillé toute ma vie pour monter mon petit commerce. Je n’allais pas fiche le camp en me laissant dépouiller par la racaille. Maintenant que les autres sont loin, je peux m’en aller l’esprit tranquille avec ce que j’arriverai à emporter. Une bonne partie de ce que je serai obligé d’abandonner ne se gardera pas, de toute façon, alors je n’ai pas grand-chose à regretter.

— Tiens donc, fit Silk, et Garion vit frémir son nez pointu. Et de quoi faisiez-vous commerce, l’ami ?

— Un peu de tout. Hé, chargez-moi ces caisses comme il faut, beugla-t-il en regardant ses hommes d’un œil réprobateur. On pourrait en mettre le double dans cette voiture !

— Que vendiez-vous au juste ? insista le petit Drasnien.

— Oh, des articles de ménage, de l’outillage, des coupons de tissu, de l’alimentation, ce genre de choses.

— Eh bien, reprit Silk, l’appendice nasal agité de mouvements frénétiques, nous pourrions peut-être faire des affaires ensemble. Nous avons une longue route devant nous, mes amis et moi, et nous commençons à manquer de certaines choses. Vous avez parlé de produits alimentaires. Quel genre de denrées ?

— Du pain, du beurre, du fromage, des fruits secs, du jambon, récita le marchand en étrécissant les paupières. J’ai même un bœuf équarri. Mais je vous préviens que ce n’est pas donné. Les vivres sont rares dans cette partie de Darshiva.

— Oh, reprit Silk d’une voix atone, je serais étonné que ça me coûte si cher que ça. À moins que vous n’ayez l’intention d’attendre qu’Urvon pointe le bout de son nez dans le coin. Vous voyez, l’ami, poursuivit-il comme le marchand le regardait avec consternation, vous êtes obligé de partir, et en vitesse, je crois. Votre voiture ne pourra jamais contenir tout ce qu’il y a dans votre échoppe, et votre attelage ne pourra pas aller très vite, compte tenu de la façon dont cette voiture est chargée. Alors que nous avons des chevaux rapides, mes amis et moi, de sorte que nous pourrons attendre un peu plus longtemps. Après votre départ, nous n’aurons qu’à fouiner un peu dans votre boutique et y prendre ce qu’il nous faut.

— C’est du vol ! hoqueta l’obèse, le visage blême.

— Si ça peut vous faire plaisir, concéda platement Silk.

Il s’interrompit un instant pour laisser le temps au marchand de bien se représenter la situation. La face du gros poussah exprima peu à peu une profonde détresse.

— Malheureusement, soupira le petit Drasnien, je suis victime d’une malédiction : une conscience exigeante. Je ne puis supporter l’idée de flouer un honnête homme. À moins d’y être absolument obligé, bien sûr.

Il souleva la bourse qu’il avait à la ceinture, l’ouvrit et jeta un coup d’œil dedans.

— Je dois avoir huit ou dix demi-couronnes d’argent sur moi. Je vous en offre cinq en échange de tout ce que nous pourrons emporter, mes amis et moi. Que dites-vous de ça ?

— C’est un scandale ! balbutia le marchand.

Silk resserra les cordons de sa bourse et la remit à sa ceinture en affichant un air chagrin assez convaincant.

— Eh bien, nous allons attendre. Vous pensez que vos hommes en auront encore pour longtemps ?

— Vous m’écorchez vif ! se lamenta le marchand.

— Mais non, l’ami, mais non. C’est la loi de l’offre et de la demande, voilà tout. Je vous ai fait une proposition : cinq demi-couronnes d’argent. À prendre ou à laisser. Nous allons attendre votre décision là-bas, de l’autre côté de la rue.

Il tourna bride et mena ses compagnons vers une grande maison située sur le trottoir d’en face. Zakath mit pied à terre en s’efforçant de réprimer un fou rire.

— Attendez, marmonna Silk, nous allons rajouter la touche finale.

La porte de la maison étant verrouillée, il pécha une longue tige dans le haut de sa botte et farfouilla un moment dans la serrure. Elle finit par céder avec un déclic.

— Trouvez-moi une table et trois chaises, ordonna-t-il à ses compagnons. Sortez-les et mettez-les ici, devant la maison. Pendant ce temps-là, je vais faire un tour. J’ai encore quelques petits détails à régler.

Ils entrèrent dans la maison. Garion et Zakath prirent une table de belles dimensions dans la cuisine, la traînèrent au-dehors et retournèrent à l’intérieur chercher les chaises.

— Que mijote-t-il ? demanda Zakath tout en exécutant les manœuvres exigées par le petit Drasnien.

— Il s’amuse, répondit Garion d’un air un peu dégoûté. Il joue parfois avec ses relations d’affaires comme un chat avec une souris.

Ils portèrent les chaises au-dehors. Silk les attendait devant la table, avec des bouteilles de vin et quatre gobelets.

— C’est parfait, Messieurs, leur dit-il. Mettez-vous à votre aise et servez-vous. Je reviens tout de suite. J’ai quelque chose à vérifier derrière la maison.

Il revint quelques minutes plus tard avec un immense sourire. Il s’assit, se versa un gobelet de vin et mit ses pieds sur la table comme s’il prévoyait de rester là un bon moment.

— Je lui donne cinq minutes, pronostiqua-t-il.

— À qui ? Et pour quoi faire ? demanda étourdiment Garion.

— À notre ami, là-bas, et pour partager ma vision des choses. Il ne va pas supporter plus de cinq minutes de nous voir installés devant chez lui comme ça.

— Vous êtes sans pitié, Prince Kheldar, commenta Zakath en riant.

— Les affaires sont les affaires, et puis il n’en mourra pas, riposta Silk.

Il sirota une gorgée de vin et leva son gobelet pour en admirer la robe.

— Qu’es-tu allé faire derrière ? s’enquit Garion.

— Il y a une remise, de l’autre côté, avec un énorme cadenas sur la porte. On ne fiche pas le camp de chez soi en fermant la porte à double tour quand il n’y a rien d’intéressant derrière, pas vrai ? Et puis, je ne sais pas, les portes verrouillées ont toujours eu le don d’exciter ma curiosité.

— Et alors ? Qu’y a-t-il dans ta remise ?

— Un assez joli cabriolet, en vérité.

— Un cabriolet ?

— Une voiture à deux roues.

— Et tu vas le voler.

— Évidemment. J’ai dit au marchand là-bas que nous ne prendrions que ce que nous pourrions emporter. Je ne lui ai pas dit comment nous l’emporterions. Et puis Durnik avait besoin de roues pour trimballer ta portée de loups. Cette petite voiture lui évitera de bricoler quelque chose. Il faut toujours s’entraider, entre amis, tu es bien d’accord ?

Ainsi que l’avait prédit Silk, le spectacle des trois amis attablés devant sa boutique fut vite insupportable au marchand. Il laissa ses hommes achever le chargement de la voiture et traversa la rue.

— Ça va, dit-il d’un ton funèbre. Cinq demi-couronnes. Mais pas plus que vous ne pourrez en emporter, hein ?

— Comptez sur moi, promit le petit homme au museau de fouine en posant les cinq pièces sur le coin de la table. Vous voulez un verre de vin ? Il est rudement bon,-vous savez.

Le marchand ramassa son butin et s’éloigna sans répondre.

— Nous fermerons derrière nous en partant, brailla Silk, dans son dos.

Le gros homme ne se retourna pas.

Lorsque le marchand et ses hommes eurent disparu au coin de la rue, Silk mena son cheval derrière la maison pendant que Garion et Zakath traversaient la rue et allaient vider la boutique de l’obèse.

La petite carriole à deux roues était dotée d’une capote mobile et d’un gros coffre gainé de cuir à l’arrière. Le cheval de Silk eut d’abord l’air fort mécontent de se retrouver entre les bras de la voiture, puis il manifesta une vive inquiétude en voyant que la chose le suivait.

La boîte placée derrière le cabriolet se révéla d’une contenance stupéfiante. Ils la remplirent à ras bord de fromage, de mottes de beurre, de jambons fumés, de flèches de lard et de sacs de haricots, après quoi ils comblèrent les vides avec des miches de pain. Garion tenta alors de mettre un gros sac de farine sur le siège, mais Silk opposa un veto formel à cette manœuvre.

— Non, dit-il d’un ton sans réplique.

— Mais pourquoi ?

— Tu sais ce que Polgara fait avec la farine de gruau. Je ne me laisserai pas délibérément bourrer de cette saleté au petit déjeuner, tous les matins qu’UL fait, pendant un mois. Prends plutôt ce quartier de bœuf.

— Nous n’arriverons jamais à manger tout ça. Ce sera pourri avant, objecta Garion.

— Tu oublies que tu as deux bouches de plus à nourrir. J’ai vu dévorer ta louve et son petit. La viande n’aura pas le temps de se gâter, fais-moi confiance.

Ils sortirent de la ville, Silk se prélassant nonchalamment sur le siège du cabriolet, les guides-négligemment passées autour du poignet gauche, une bouteille de vin dans la main droite.

— C’est comme ça que je comprends la vie, décréta-t-il avec jubilation en vidant la moitié de la bouteille.

— Eh bien, je suis content que tu prennes bien les choses, rétorqua un peu aigrement Garion.

— Ça ne va pas trop mal, en effet. Mais après tout il faut être juste : c’est moi qui ai volé ce truc-là, à moi d’en profiter, non ?

La sorciere de Darshiva
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